Mathilde Gomas

Viole de Quoi?

Qu'est-ce qu'une viole de gambe?

Un instrument à cordes frottées qui fut très en vogue pendant les périodes de la Renaissance et du Baroque en Europe. A nos yeux, cela ressemble à une grande guitare que l'on tiendrait verticalement et que l'on jouerait avec un archet.

La sonorité est semblable à celle du violoncelle, mais plus douce et plus feutrée.
Une viole de gambe a toujours des frettes
(comme une guitare), en général 6 cordes
(comme une guitare) qui sont faites de boyau animal. Les cordes à vide sont accordées en quartes, sauf une tierce entre les cordes du milieu (là encore, quasiment comme une guitare).
Les violes de gambe peuvent être de différentes formes mais elles sont toujours tenues verticalement entre les jambes de l'instrumentiste : c'est pour cela qu'elles sont ainsi nommées, “gambe” étant l'ancien mot français pour “jambe”.

Caisse de résonance Touche & Frettes mobiles faites en boyau Cordier Ouïes en C Chevalet Archet Cordes en boyau Sillet Chevilles Volute

Passer la souris sur l'instrument pour en découvrir les différentes parties

Une histoire de famille

Vous l'aurez peut-être remarqué : le violon est une version miniature de l'alto, lui-même miniature du violoncelle, lui-même miniature de la contrebasse... ensemble, ils forment la famille da braccio - ainsi nommés car tenus avec les bras, du moins tant que la taille le permet.
Dans la famille da gamba, les instruments existent également en plusieurs tailles, lesquelles correspondent à peu près aux différentes tessitures de la voix humaine : dessus (= soprano), alto, ténor, basse et contrebasse (aussi appelé violone).

Lorsque les membres d'une même famille sont réunis, on parle de consort, c'est-à-dire un ensemble composé des différentes tailles du même instrument. Ils ont tous le même accordage et les mêmes caractéristiques.

La "reine" de la famille des violes de gambe est la basse, qui a une taille proche de celle du violoncelle et pour laquelle la plupart du répertoire solo fut composé au cours des 17e et 18e siècles.

Un consort de violes : l'ensemble The Little Light Consort

Quand la viole est-elle apparue? Un peu d'Histoire

De l'Espagne à l'Italie

Comme pour beaucoup de choses présentes depuis plus de 500 ans, il est impossible de déterminer exactement quand et où la viole est apparue. Il existe des théories contradictoires, mais on considère généralement que l'instrument est né au 15e siècle en Espagne, où l'iconographie montre des instruments joués avec archet et tenus verticalement entre les genoux. Cette pratique fut probablement empruntée au rebab maure et appliquée à la vihuela espagnole – elle-même ancêtre de la guitare.

On pense que cette vihuela à archet passa de l'Espagne à l'Italie avec Alexandre VI, pape de 1492 à 1503 et membre de la dynastie catalane des Borgia. Il importa la culture catalane à Rome ainsi qu'un afflux de musiciens et d'instruments espagnols.

Au milieu du 16e siècle, des compositeurs tels que Ganassi et Ortiz commencèrent à explorer le potentiel mélodique de l'instrument et un répertoire soliste vit le jour. En consort ou soliste, la viole de gambe était très présente à la cour et très recherchée pour les événements mondains tels que les mariages.

"Quand on touche une corde, les autres restent immobiles"

De inventione et usu musicae, Tinctoris, vers 1487.

Tout au long du 16e siècle, l'iconographie et les instruments conservés révèlent un remarquable éventail de violes de différentes formes et tailles en Italie. Cela reflète les multiples expérimentations menées par les luthiers pour donner à la viole de gambe sa forme "classique" - une forme qui lui permettra de survivre pendant les deux siècles suivants -, principalement en courbant le chevalet pour l'adapter au jeu en solo. Une fois équipé d'un chevalet avec une plus forte courbure, l'on pouvait plus facilement faire sonner une corde à la fois, sans toucher les autres, et ainsi développer une maîtrise de lignes musicales indépendantes.

Par delà les Alpes...

Alors qu'elle prospérait et se développait en Italie, la viole traversa les Alpes vers l'Europe germanophone, de Bâle à Vienne : pas moins de huit représentations de l'instrument sont publiées entre 1511 et 1546. Mais surtout, la pratique de la viole cessa d'être l'apanage des musiciens professionnels et de la vie de cour ; en adoptant la pratique du consort, les gentilshommes et les marchands donnèrent à l'instrument un statut amateur qui lui assura une plus grande diffusion.

...et par delà les mers

Employés à la cour d'Angleterre, les musiciens italiens apportèrent avec eux leur musique et leurs instruments dont la viole de gambe, probablement vers 1515. Un inventaire des instruments d'Henri VIII, rédigé au moment de sa mort en 1547, révèle que sa précieuse collection de "newe vialles" était conséquente, tant en quantité qu'en qualité, et que, par là même, l'instrument gagnait rapidement en popularité à la cour.

Dans l'Angleterre des Tudor et d'Elizabeth I, le consort de violes connut un réel essor avec une nouvelle génération de compositeurs : William Byrd, Thomas Morley, Alfonso Ferrabosco II, John Dowland, Thomas Tomkins et Orlando Gibbons exploitèrent les possibilités de cette formation avec des pavanes, des danses, des chansons, des fantasies ou des In Nomine.

Par ailleurs, deux techniques virtuoses notables devinrent populaires au cours du 17e siècle. La première, la viole lyra, désignait une manière de jouer très polyphonique, c'est-à-dire avec de nombreux accords ; l'instrument était parfois même accordé différemment pour mieux s'adapter à la tonalité de la pièce. La seconde technique consistait à réaliser, parfois en improvisant, des variations virtuoses appelées divisions. Avec l'émergence de ces pratiques, des manuels d'instruction virent le jour : le plus célèbre, “The Division Viol” (1659) de Christopher Simpson, encourageait le perfectionnement de l'archet, de la posture, de l'intonation et du doigté.

Cependant, à mesure que le répertoire soliste se développait, la pratique du consort commença à disparaître. Lorsque l'âge d'or anglais se termina, à la fin du 17e siècle, le nom de viole de gambe devint synonyme de basse de viole, les autres tailles étant tombées en désuétude.

La France

En voyageant vers l'Angleterre au cours du 16e siècle, la viole ne négligea pas l'Europe du Nord : sa présence dans les foyers des familles régnantes stimula l'intérêt pour le nouvel instrument, qui se répandit rapidement dans le nord de l'Allemagne, aux Pays-Bas, au Danemark et en France.

Comme nulle part ailleurs cependant, la tradition de la basse de viole solo triompha au long du 17e siècle en France, entre les mains de Demachy, de Sainte-Colombe et de son élève, le légendaire Marin Marais. Une septième corde fut ajoutée à la basse de viole, augmentant sa tessiture jusqu'au la grave et améliorant considérablement ses capacités à produire des sonorités riches et un style expressif.

Consort, solo... et basse continue

Au tournant du 17e siècle, la manière de composer la musique en Europe bascula progressivement, passant de la Renaissance à ce que nous appelons aujourd'hui la période baroque. L'une des principales caractéristiques de cette nouvelle ère musicale fut l'émergence de la basse continue. La plupart des pièces baroques comportent en effet une partie libellée "basse continue" : il s'agit de la ligne de basse sur laquelle se base toute la composition. Elle est souvent pourvue de chiffres indiquant quelles harmonies doivent être entendues et à quel moment.

Par extension, le terme désigne également le ou les instruments qui jouent cette partie de basse. Cet ensemble se constituait, au minimum, d'un instrument capable de réaliser des harmonies complètes - un clavier (orgue, clavecin, pianoforte) ou un instrument à cordes pincées (luth, guitare, théorbe, harpe). Mais très souvent, la ligne de basse était renforcée par un ou plusieurs instruments mélodiques graves : viole, violoncelle, basson, contrebasse.

Tout cela pour dire que de 1600 à 1750 environ, dans toute l'Europe, faire partie de la section de basse continue était la principale fonction de la basse de viole, outre le jeu soliste et le consort.

Adolescente, j'étais scolarisée dans l'établissement où ma mère était professeure d'éducation musicale. Bien sûr, il y avait une certaine pression : je voulais briller dans ce domaine et rendre ma maman fière. Une chose qu'elle enseignait à ses classes était d'écouter un morceau de musique et de le dater le plus précisément possible. Elle nous donnait des astuces pour y parvenir, et l'une des questions les plus faciles pour commencer était : "Y a-t-il une basse continue ?". Si la réponse était oui, la bonne élève que je voulais être ressentait un joyeux soulagement : pas d'erreur possible, c'était une oeuvre baroque et l'on pouvait déjà la situer entre 1600 et 1750 !

À l'époque, je ne jouais pas de viole et je n'avais aucune idée que je deviendrais moi-même un membre de cette basse continue. Mais c'est peut-être là que mon amour pour la basse continue prit racine, en l'associant à un sentiment de fiabilité et de lisibilité... et à la garantie d'une bonne réponse !

1700 - 1770 : le début de la fin

Au début du 18e siècle, la viole commença peu à peu à être considérée comme un instrument démodé et à se cantonner à la basse continue. Ici et là, elle resta pourtant présente en tant qu'instrument soliste, et de grands interprètes continuèrent à composer pour elle et à défendre ses possibilités.

En France, Marin Marais (1656-1728) ainsi que la dernière génération de violistes – Forqueray, Caix d'Hervelois, etc. – produisirent quelques-unes des plus belles pages du répertoire.

À Berlin, C. P. E. Bach, F. Benda et J. G. Graun continuèrent de composer pour la viole à la cour de Frédéric le Grand, encouragés notamment par la présence dans l'orchestre de L. C. Hesse, l'un des derniers grands virtuoses de l'instrument. Johann Sebastian Bach écrivit lui-même trois sonates pour la basse de viole et lui donna d'importants passages solistes dans la Passion selon saint Jean, la Passion selon saint Matthieu et dans nombre de cantates. Carl Friedrich Abel (1723-1787), ami de la famille Bach, né en Allemagne mais résidant la majeure partie de sa vie en Angleterre, est considéré comme le dernier des violistes.

Tirer sa révérence

A partir du milieu du 18e siècle, la pratique consistant à construire les harmonies à partir de la ligne de basse s'éteignit et, avec elle, la nécessité du groupe de la basse continue. Les compositeurs du nouveau style classique commencèrent à inclure les harmonies complètes dans les parties instrumentales supérieures, et certains instruments comme le théorbe perdirent leur fonction.

La viole aurait pu théoriquement continuer à servir d'instrument de basse dans l'orchestre ou même d'instrument soliste, mais la concurrence du violoncelle fut trop forte. En effet, à la fin du 18e siècle, la musique cessa d'être le plaisir exclusif de la cour et de l'Église et avec l'apparition du concept de concerts publics et payants, le besoin d'instruments puissants et sonores se fit sentir. Le violoncelle, plus fort et mieux adapté à la grande virtuosité, supplanta progressivement la viole de gambe dont la noblesse intime ne correspondait plus aux nouvelles aspirations musicales et aux grandes salles de concert.

Au cours du 19e siècle, bien que les violes ne disparurent pas complètement (des recherches récentes montrent que des œuvres de compositeurs romantiques tels que Liszt ou Mendelssohn furent arrangées pour la viole), elles devinrent de plus en plus rares. C'est depuis le renouveau du début du 20e siècle qu'elles sont adoptées avec enthousiasme par les musiciens amateurs et professionnels.

Quelles différences entre une viole de gambe et un violoncelle ?

La viole n'est pas l'ancêtre du violoncelle ! Malgré leur ressemblance de forme et de son, ce sont des familles distinctes, qui ne descendent pas l'une de l'autre. La basse de viole est l'une des tailles de la famille des violes de gambe, tandis que le violoncelle est le membre le plus grave de la famille des violons, dite “da braccio”, littéralement violons “de bras" en italien. Même si le violoncelle se tient avec les jambes, il s'agit en fait d'un grand violon.

Les instruments de la famille des violons, plus sonores, étaient souvent considérés comme les cousins moins raffinés des violes nobles, les uns étant mieux adaptés à la musique de danse et les autres à une musique sociale plus calme cultivée dans les cours royales et les foyers. Voici quelques-unes des principales différences qui distinguent les deux familles :

Viole de gambe

six ou sept cordes

accord en quartes, une tierce au milieu

frettes

tenue de l'archet par dessous, paume de la main vers le ciel

ouïes en forme de C

épaules tombantes

dos plat, incliné en haut

caisse de résonance épaisse

coins carrés

tête souvent sculptée et décorée

Violoncelle

quatre cordes

accord en quintes

pas de frette

tenue de l'archet par dessus, paume de la main vers le sol

ouïes en forme de F

épaules droites

dos arrondi et courbé

caisse plus étroite

coins pointus

volute

Si les caractéristiques ci-dessus constituent la norme, il existe de fréquentes exceptions. Au cours des 18e et 19e siècles, nombre de violes furent notamment transformées en violoncelles et d'autres furent construites selon des formes hybrides comprenant des éléments des deux familles.

De tout pour faire un monde

Comme mentionné précédemment, la basse de viole était jouée de différentes manières selon le style, l'époque et la région. Cette pluralité conduisit les luthiers à produire divers modèles. La division viol, utilisée en Angleterre au 17e siècle pour jouer des ornementations élaborées, était plus petite que la grande basse utilisée pour le consort. Les violes utilisées pour le répertoire polyphonique lyra étaient probablement encore plus petites, parfois plus proches de la taille d'un ténor de viole. En Italie, la viola bastarda était utilisée pour ornementer des madrigaux connus de tous.

À la fin du 17e siècle, les Français ajoutèrent une septième corde à la basse de viole, un la grave, une quarte en dessous du ré grave. Cette basse à sept cordes fut largement utilisée comme instrument soliste et de basse continue. Les Français mirent également au point le pardessus de viole, une quarte plus haut que le dessus, conçu pour que les violistes puissent jouer de la musique pour violon - il était par exemple socialement inacceptable pour les femmes de jouer du violon.

Jouons-nous sur des originaux?

Il existe en effet des instruments anciens qui ont survécu jusqu'à aujourd'hui : certains se trouvent dans des musées ou des collections privées, d'autres appartiennent à quelques violistes chanceux. Ces instruments ont rarement traversé les âges sans avoir subi des transformations : le bois est souvent attaqué par des parasites, certaines parties sont facilement endommagées par les changements d'humidité ou de température... certaines violes ont même été modifiées pour devenir des violoncelles après que la famille des violes de gambe soit tombée en désuétude. La plupart des instruments (partiellement) originaux nécessitent beaucoup de réparations et d'ajustements pour pouvoir être joués ; ils coûtent également une somme d'argent considérable.

De nos jours, la plupart des violes sont des copies, fabriquées par des facteurs modernes qui s'inspirent des instruments originaux et en utilisent les techniques.

Y a-t-il de la musique récente pour viole de gambe?

Bien-sûr le répertoire écrit spécifiquement pour cet instrument est majoritairement ancien mais la viole ne se limite pas à la musique composée aux époques de la Renaissance et du Baroque. Tout comme un saxophone (inventé par Adolphe Sax dans les années 1840) peut jouer des pièces de Jean-Sébastien Bach (mort en 1750), la viole peut s'approprier n'importe quelle musique : il suffit de transcrire la musique pour qu'elle soit jouable sur l'instrument souhaité. Savoir si cela sonne bien ou mal est une question de goût !

En outre, le regain d'intérêt pour les instruments de musique ancienne au cours des 70 dernières années a amené plusieurs compositeurs contemporains à écrire pour la viole.

Sources :
The Early History of the Viol, Ian Woodfield, Cambridge University Press, 1984
Viola da Gamba Society of America
Britannica
Metmuseum

Audio : Ballet en rondeau
Marin Marais, Deuxième Livre (1701)
Enregistré en juin 2020 à Maria Saal